De l’image et de la propagande
Controverse autour d’une exposition
Il est rare qu’une exposition organisée par la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris suscite autant de polémiques et de commentaires enflammés et contradictoires de la part des journalistes et politiques. Cette affaire, au-delà des multiples rebondissements de ce mois d’avril 2008, nous rappelle toute la pertinence qu’il y a à s’interroger sur le statut de l’image photographique en tant que document historique, ainsi que du délicat rôle de l’accompagnement pédagogique d’une exposition.
Rappel des faits à travers une revue de presse mouvementée
La BHVP programme du 30 mars au 1er juillet 2008 une exposition intitulée « Les Parisiens sous l’Occupation ». On y voit 270 clichés couleurs pris exclusivement par le photographe André Zucca, dans la capitale entre 1941 et 1944. L’ensemble est exposé dans un parcours scénographié, organisé selon les différents quartiers de Paris. Présentées avec peu d’explication, ces photos jettent rapidement le trouble.
Le problème de la contextualisation
Le 30 mars, Le Journal du Dimanche lance vigoureusement les premières critiques à l’encontre de cette exposition : les photographies ne sont pas ou peu légendées, le photographe qui a travaillé pour le magazine Signal, organe de la propagande nazie n’est pas identifié comme clairement collaborateur. Les clichés dans leur grande majorité révèlent un Paris gai, insouciant, aux terrasses de café bondées et aux jolies filles qui bronzent sur les quais de Seine. « A en croire Zucca, dans l'ensemble, il faisait bon vivre à Paris en ce temps-là ». L’exposition est accusée de présenter des images de propagande sans qu’aucun texte ne le précise. « Zucca était le correspondant français exclusif de Signal, un journal allemand édité par les nazis dans différents pays occupés. Ce n'est donc pas la vie des Parisiens sous l'Occupation qui est ici dévoilée, mais celle des Parisiens telle que les Allemands souhaitaient la montrer… Il y a là quelque chose de grave - et de dangereux - à exposer, sans aucune explication, ces tirages de propagande. Faut-il rappeler que l'objectivité en photographie n'existe pas ? » (
La journaliste laisse entendre, Zucca travaillant pour Signal, que les clichés présentés dans l’exposition ont été publiés ou du moins conçus pour ce magazine; l’intention du photographe semble donc claire : présenter une vue partielle et partiale de Paris, conforme à ce qu’en attendent les occupants. Ces images au premier coup d’œil insolites changent de registre avec cette information et deviennent, du moins la presse le clame, images de propagande.
Le journal qui pointe du doigt l’indigence des légendes de l’exposition demande alors à l’historien Marc Ferro de commenter quelques unes des images : si ces commentaires historiques teintés de témoignages personnels ont le mérite de contextualiser ces images par trop muettes, ils ne les analysent pas pour autant en démontrant leur stratégie propagandiste. Et les images de Zucca, en devenant illustration de textes thématiques (les transports, la difficulté de se nourrir, le port de l’Etoile jaune, la difficulté de rester coquettes…), perdent une partie de leur singularité tout en gardant une certaine opacité.
Pendant ce temps et assez rapidement, les critiques affluent à la Mairie de Paris, venus de visiteurs mais aussi d’historiens (Jean-Pierre Bertin-Maghi, historien de la propagande et Françoise Denoyelle, historienne de la photographie) et s’enflent sur Internet, via les blogs et les sites d’informations (Arrêt sur images, Rue 89).
Dans son blog du 7 avril, La République des Livres, Pierre Assouline parle d'une exposition qui «pose problème». Ce problème s'énonce en une seule phrase qui va être reprise inlassablement : l'exposition de la BHVP présente des photographies de propagande prises par un collabo.
Dès le 6 avril, la Mairie fait distribuer à chaque visiteur qui prend son billet une feuille d’avertissement où est précisée la partialité des images présentées. « Ce que nous donne à voir André Zucca est un Paris léger, voire insouciant. Il a choisi un regard qui ne montre rien, ou si peu, de la réalité de l’occupation et de ses aspects dramatiques ».
Une précision qui ne figurait pas dans la première version du texte de présentation qui se contentait d’insister sur la démarche « très personnelle » du photographe, sur l’aspect exceptionnel de l’utilisation de la couleur et sur le travail de restitution des couleurs, engagé par la Bibliothèque Historique. Dans le même mouvement, un panneau d’avertissement est installé à l’entrée de l’exposition, rappelant ce qu’était le journal Signal et quelle avait été l’attitude d’André Zucca pendant la guerre.
Par ailleurs, un texte de l’historien Jean Pierre Azéma, extrait de sa préface au catalogue de l’exposition et initialement affiché à l’intérieur de l’exposition est placé, lui aussi, à l’entrée. Il rappelle le contexte historique dans lequel ces photographies ont été prises.
On pourrait penser que l’affaire est close, que l’erreur pédagogique du commissaire d’exposition, Jean Baronnet et du conservateur de la Bibliothèque Historique, Jean Dérens – pour le moins insolite il est vrai - est rattrapée.
L’expo n’est plus à l’affiche
Mais il n’en est rien ! L’affaire est relancée le 17 avril, prenant un tour plus politique lorsque la Mairie de Paris décide de faire retirer des murs de Paris les affiches de l’exposition.
Manifestement, ce n’est pas l’image de l’affiche plutôt anodine qui pose problème mais bien l’exposition elle-même puisque trois jours plus tard, Christophe Girard, adjoint au maire de Paris chargé de la Culture, dans un entretien publié par Le Journal du Dimanche (du 20 avril), émet l’hypothèse de fermer l’exposition. Il explique cette décision par les "émotions" qui ont pu être ressenties et la "polémique" déclenchée par la manifestation. "Le titre (de l’exposition) ne nous plaît pas", ajoute t-il (Site rue 89, 18/04/2008).
"Je suis pour qu'on arrête cette exposition", affirme M. Girard, qui assure l'avoir découverte entre les deux tours des municipales, alors que, dit-il, il n'était pas encore en charge du patrimoine à la mairie. "Mais là, je peux vous dire qu'on va m'entendre", poursuit-il, affirmant qu'il avait quitté le vernissage "tellement l'exposition l'avait mis mal à l'aise" et qu'il avait "immédiatement compris la manipulation derrière de prétendues belles images", « des images qui font vomir » (JDD du 19/04/08).
Certains journaux amplifient l’affaire, « L'exposition d'André Zucca perpétue la propagande nazie » (Rue 89, le 18/04/08); en nous présentant « le rêve de Goebbels, celui d’un Paris occupé rayonnant du bonheur d’être une capitale tranquille sous la main douce de l’Allemand esthète, fidèlement représenté par Zucca ».
Mais c’est essentiellement contre les organisateurs que se déchainent les critiques, bien plus que contre les images même de Zucca qui sont déclarées images de propagande toujours sans être analysées ni étudiées en tant que telle (hormis la « fameuse » du Luxembourg, lire ci- après). « Cette exposition est coupable, non de montrer des images de propagande, mais, faute de toute distance et de toute contextualisation, d’en perpétuer, de fait, la propagande ».
Sont dénoncés dans l’article la minimisation par les organisateurs de l’exposition des rapports qu’André Zucca entretenait avec la propagande allemande et la faiblesse des légendes qui « oublient » de préciser des détails d’importance sur la période.
« Une légende énonce : La milice défile sur les Champs-Elysées et va aux Invalides prêter serment à Joseph Darnand, sans dire que ce dernier était le chef d’une force armée qui combattait la Résistance… Et lorsqu’une photo montre des personnes portant l’étoile jaune, aucune explication n’est donnée ».
L’article finit en s’adressant directement à la Mairie « Les responsables ne peuvent se réfugier derrière les qualités esthétiques de ces images pour justifier la façon dont ils les montrent. Nous souhaitons qu’avec la ville de Paris, qui a marqué ses distances avec cette exposition, s’engage un débat public avec les responsables, et que ces derniers s’expliquent sur le contenu politique de cette exposition ».
Le Maire de Paris effectivement réagit aussitôt, tout d’abord en démentant le 21 avril la fermeture souhaitée par son adjoint. Bertrand Delanoë affirme préférer maintenir l'exposition car "des historiens et des associatifs (lui) conseillent de ne pas ajouter une faute à des erreurs". Car arrêter l’exposition, ce serait revenir à l’interdire, même si précise le maire «l’arrêter serait un acte d’autorité non pas sur le contenu mais sur la méthode de présentation ». Finalement, après avoir souligné que des précisions historiques seront ajoutées, le maire de Paris explique qu'il "préfère jouer totalement la transparence" (Nouvel Obs.com, 23/04/08). Il demande que le texte d’avertissement placé à l’entrée de l’exposition soit à présent complété par l’historien Azéma.
« Après avoir suspendu la campagne d'affichage, démonté la bâche accrochée à la devanture de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, remonté un simple panneau indiquant la tenue de l'expo mais sans le titre, placardé un avertissement et distribué des notes explicatives (en français, en anglais et en espagnol), la Mairie de Paris multiplie les efforts, sans succès jusque-là, pour éteindre la polémique. Et ce n'est pas fini » (Site Rue 89, du 24/04/2008).
Le problème du titre
En effet, quelques jours plus tard, le 25 avril, on découvre que le titre de l’exposition a été modifié, (d’où la campagne de désaffichage). Il est vrai que Christophe Girard avait dès le début bien précisé qu’il n’appréciait pas le titre de l’exposition : « J’aurais préféré "Des Parisiens sous l’Occupation" ou mieux encore, "Sous l’Occupation". Mais c’est la liberté absolue du conservateur de la Bibliothèque historique, Jean Dérens, de choisir un titre, un thème d’exposition et un commissaire pour superviser sa réalisation » (Libération, 08/04/2008); « nous n'avons pas pour habitude d'intervenir. Mais là, franchement, c'est insupportable» (le JDD, le 19/04/08). On constate donc que, quinze jours plus tard, la liberté du conservateur est légèrement écornée : « Les Parisiens sous l’Occupation, photographies en couleurs d’André Zucca » devient «Des Parisiens sous l’Occupation : photographies et débats ». Le titre avait été effectivement critiqué parce qu’il faisait passer, par l’utilisation de l’article défini, les Parisiens de Zucca pour tous les Parisiens, suggérant implicitement que tous les parisiens s’étaient finalement pas trop mal accommodés de l’Occupation; ce que ne disent pourtant pas de façon univoque les photographies. De plus, ce « les Parisiens » pouvait laisser suggérer qu’une multiplicité de points de vue serait envisagée par l’exposition, ce qui n’est pas le cas, on l’a compris ! Ce « Des parisiens» avec sa marque de l’indéfini est moins direct, plus politiquement correct, il permet – du moins doit ainsi le penser l’équipe municipale- de rester dans un certain flou. Personne ne peut ainsi se sentir directement concerné par le regard de Zucca (les parisiens n’étaient pas tous d’heureux collabos) ; il permet de souligner que d’autres parisiens, les cachés, les raflés, les résistants, ceux que ne montrent pas Zucca, existaient aussi. On remarque aussi au passage qu’avec ce changement de titre, la mention du nom de Zucca est passée à la trappe. On en arrive à cette absurdité: une exposition exclusivement conçue à partir des travaux d’un photographe ne porte pas son nom…
Enfin, le site de la Mairie de Paris parle d’un « renforcement du dispositif d’informations des visiteurs, suite aux réactions suscitées par l’exposition ». Malgré le caractère « musclé » de l’expression, il s’agit d’améliorer (encore et encore) la contextualisation de l’exposition et d’engager une réflexion sur la photographie comme témoin de l'Histoire.
"Nous allons réécrire un certain nombre de légendes, développer le panneau d'avertissement et organiser des débats avec des historiens et des associations de défense des droits de l'homme." (Bertrand Delanoë, Site Rue 89, du 24/04/2008).
Les thèmes des débats prévus en mai sont explicites et soulignent bien tous les problèmes soulevés par l’organisation (cafouilleuse) de cette exposition : Comment exposer la photographie ? La photographie est- elle un bon témoin de l’Histoire ? Qu’est ce qu’une image photographique ? Vérité des images, vérité de l’histoire. Comment les journalistes regardent-ils la photographie ?
Enfin, à partir du 30 avril, des visites commentées de l’exposition sont organisées deux fois par semaine par les conservateurs.
Finalement le succès !
La déclaration de Christophe Girard concernant une éventuelle fermeture de l’exposition a joué comme une magnifique promotion de l’exposition, le public s’est empressé d’aller voir ce qu’il en était de ces images controversées avant qu’elles ne disparaissent éventuellement de l’espace public. « 12 000 visiteurs depuis le 20 mars dont 1000 chaque jour depuis peu. Au départ, le pic était largement atteint à 500». Mais depuis, la Bibliothèque ne désemplit pas !
Il est probable que si on avait vanté les vertus pédagogiques de cette exposition dès son ouverture, elle aurait eu nettement moins de succès…
Enfin, dernière nouvelle, le catalogue de l’exposition édité par Gallimard est introuvable dans les librairies comme sur le net, indisponible chez l’éditeur… Je ne sais toujours pas si c’est imputable à une rupture de stock (qui confirmerait l’intérêt du public initié par l’exposition) ou à un changement de ligne éditoriale de Gallimard (une réédition plus conforme, avec un nouveau titre) ? Auquel cas, les heureux acquéreurs de la première heure ont d’ores et déjà un livre collector…
Il est à craindre ou à espérer–c’est selon- que dans l’avenir la Mairie de Paris ne surveille ou ne prépare –c’est selon- davantage les expositions dont elle est responsable.
« Il y a eu un défaut en amont et plus jamais la Mairie ne laissera faire une exposition de ce type dans de telles conditions, c’est-à-dire sur un sujet aussi grave, sans l’apport fondamental d’un comité d’experts » (Delanoé, Libération, 21/4/08). « Cette mini-tempête devrait aussi être la bonne occasion de reposer quelques questions sur la politique des expositions organisées par la Ville de Paris, qui cèdent parfois à un air du temps privilégiant la logique événementielle et spectaculaire au détriment d’un travail de réflexion. » (Libération, 21/4/08).
« Le dernier enseignement de cette polémique est le brutal retour de réalité, inhérent à la photographie, que prennent dans la figure les organisateurs de l'exposition... La photographie, par son étrange rapport au réel, est une chose aussi vivante qu'une grenade qui peut exploser à tout moment ». (Le Monde, 26/04/08). Pour ceux qui s’inquièteraient du sort que la Mairie, très énervée par cet affaire, a réservé à son conservateur fautif d’un accrochage « paresseux », qu’on se rassure, il partait à la retraite le 27 avril…
En attendant, si on n’est pas parisien, où peut-on peut voir les photos de Zucca ?
-Le Monde 2, n°213 du 14 mars 2008, portfolio de 11 images
-l’Express n°2963 du 17 avril 2008
-Le site « Arrêt sur images », une émission consacrée à la polémique et un diaporama des images de Zucca
-Le site de 20 minutes.fr, un diaporama de 11 images
-Le site videos.lefigaro.fr
Et pour compléter, comparer, contrebalancer par un choix très important d’images de Paris (en noir et blanc) sous l’occupation : www.parisenimages.fr et le site de l’INA avec des vidéos en accès libres sur le sujet.