dimanche 4 mai 2008

Des Parisiens sous l'Occupation (2/3)





Que révèle cette polémique sur notre rapport à l’image et à la période de l’Occupation?

La question de l’intention du photographe

La première critique avancée est que la BHVP n’a pas souligné assez fermement la position de collaborateur de Zucca. Et le premier débat qui s’est engagé a tourné autour de la nature des relations que Zucca entretenait avec les occupants. Etait-il requis, comme le dit sa fille et sa biographie sur le site de la mairie de Paris ? Réquisitionné ? Ou travaillait-il de son plein gré pour les Allemands, comme l’affirme M. Baronnet, commissaire de l’exposition : « Zucca n’a donc pas été réquisitionné, il a travaillé de son plein gré pour Signal, c’était incontestablement un collabo » (Libération, 08/04/2008).

Au-delà des bribes d’informations biographiques que la presse révèle sur Zucca, c’est la question de l’intention qui est au cœur du sujet. Quelle est l’intention de Zucca quand il prend ces clichés ? Les prend-il pour les publier dans Signal et répondre à l’injonction de Goebbels de présenter une capitale gaie, vitrine d’une stratégie destinée à gagner les élites dans « l’Europe nouvelle » ?

Là, tout le monde paraît d’accord : aucun cliché couleur de Zucca n’a été publié dans Signal, « comme si Zucca avait réservé la couleur à des sujets hors commande » (billet d’avertissement de l’exposition). Par contre, les photographies d'André Zucca publiées dans Signal, toutes en noir et blanc, sont « des reportages consacrés à la LVF (Légion des Volontaires français), aux destructions des bombardements alliés ou au retour des prisonniers libérés par Hitler. Ces clichés-là ne tolèrent aucun doute : André Zucca met bel et bien ses compétences au service des Allemands » (Nouvel Obs, 17/04/08). Alors, distinction faite avec les clichés vendus à l’occupant, qu’en est-il de ceux-ci ? A qui ou à quoi étaient-ils destinés ?

En observant ces images, on en vient assez vite à penser que Zucca ne se pose pas plus en reporter du IIIème Reich qu’en témoin objectif à tendance historienne mais plutôt en simple promeneur parisien. Il prend ses clichés avec sa sensibilité toute pro-allemande bien sûr, en « esthète germanophile » qu’il est (site de la mairie de Paris). « Il n’avait pas le projet de rendre compte d’une réalité globale à multiples facettes, de circonscrire une période, ce n’est pas un travail de reporter. C’est son Paris à lui. Un parmi d’autres ». (Laurent Gloagen, blog Embruns).

Et on peut même aller plus loin : il semble que ce qui guide véritablement Zucca, c’est son seul et unique intérêt pour la photographie et que son point de vue n’engage que lui et lui seul. « Zucca s’amusait avec ses photographies, cherchant le détail humain… Individualiste effréné, l’essentiel, la seule chose qui comptait pour lui était de photographier » (Jean Dérens, conservateur de la BHVP, interview de TF1 du 21/04/08).

Et peut-être peut-on même le soupçonner de ne faire ces photos que pour tester les capacités techniques de son appareil 24/36 Leica et surtout expérimenter le magnifique joujou que sont ces pellicules Agfacolor, invention allemande grande concurrente de la Kodacolor américaine et quasi introuvables à cette période. Fournies probablement par les allemands grâce à sa collaboration à Signal, ces pellicules font de lui un photographe privilégié, le seul Français a priori à pouvoir en disposer. « Ces photographies relèvent d’une démarche très personnelle, fruits de longues promenades à travers Paris, que Zucca parcourt en tous sens. Il semble poursuivre la réalisation d’une œuvre, en utilisant une technique nouvelle, la couleur, et en donnant ainsi le sentiment de ne pas se préoccuper de ce que vivent par ailleurs les Parisiens » (site de la Mairie de Paris).

Jean Baronnet, dans l’introduction du catalogue d’exposition le situe même dans une démarche artistique identifiée : « Les photos de Paris par André Zucca ont une parenté avec un genre littéraire connu, celui du « promeneur-conteur » parisien : Restif de la Bretonne, Privat d'Anglemont, André Billy, Apollinaire, Léon-Paul Fargue, Philippe Soupault et bien d'autres. Ces photographies ne sont pas dues à un reportage ou à une commande ; elles sont simplement le produit d'une déambulation créative qui s'exprime par la photographie ».

Les intentions que l’on peut prêter à Zucca peuvent être de nature et de degrés différents et nous invitent à des lectures diverses voire contradictoires de ses images suivant la grille d’intentions qu’on leur applique. (cf. photo de Pétain)

Il est intéressant de mesurer combien dans cette polémique autour de l’exposition, c’est l’intention propagandiste du photographe qui a occupé l’essentiel des débats, masquant ou déformant l’analyse et la réception qu’on a de ces images, nous éloignant d’elles finalement. A trop vouloir appliquer la grille de la propagande, à cause du manque de contextualisation certain des organisateurs de l’exposition, on en arrive à ne vouloir voir ces images, à ne les cadrer que dans cette perspective. Or, il apparaît que ces images même si elles sont prises par un collaborateur ne sont pas pour autant de strictes images de propagande, faisant l’éloge de l’Occupation. Les intentions supposées de Zucca font obstacle d’une certaine façon à l’analyse même de ses images.

« La préférence de Zucca pour les beaux jours ensoleillés s'expliquerait techniquement : lentes, les pellicules auraient exigé une forte lumière. "Ce qui est impressionnant, c'est la prouesse technique du photographe", commente Jean Dérens. Prouesse technique ou non, ces images peuvent vite devenir odieuses. Zucca est arrêté en octobre 1944. Son dossier classé, il se retire à Dreux et se fait photographe de mariages et de fêtes». (Le Monde; 11/04/08)

Le raccourci utilisé par le journaliste (Philippe Dagen) me paraît pour le moins malhonnête, on passe « d’images odieuses » (sans savoir vraiment en quoi elles le sont) à « Zucca est arrêté en 1944 » ; en tant que lecteur et observateur d’images, pouvons-nous nous contenter que l’évidence de l’odieux des images soit toute entière contenue dans le fait que Zucca soit un collaborateur avéré ? Les mauvais choix politiques de Zucca n’enlèvent rien au caractère documentaire et historique de ses images. Si l’on considère ces images comme des témoignages, des captures du réel à un certain instant, ce ne sont que des documents à analyser, avec toute la distance et la contextualisation nécessaires.

Il n’est pas question de minimiser ici l’implication de Zucca dans la collaboration mais de pointer du doigt qu’une grille de lecture tend à vouloir faire dire à une image ce qu’elle ne dit pas forcément… On a insisté sur le caractère riant de ces images, que la couleur amplifie, sur ces femmes chapeautés qui déambulent à Longchamp, sur ces enfants qui jouent au Luxembourg ou sur l’esplanade du Palais de Chaillot, sur les terrasses de café bondées, sur un agréable Paris occupé où « La Propaganda Staffel n’aurait probablement rien trouvé à redire » (billet d’avertissement de l’exposition). Mais que l’on regarde de plus près d’autres images où l’on voit une foule pressée, visages fermés, regards fuyants, ces rues désertes, ces soldats allemands à l’uniforme chiffonné marchandant au Marché aux Puces de St Ouen, la liesse est loin d’être générale et l’image de l’occupant loin de celle du glorieux aryen… Les images de Zucca issues de ces promenades, « traces étranges du travail d’un photographe au parcours ambigu » (site de la Mairie de Paris) sont intéressantes parce qu’elles ne disent pas une seule et unique chose comme beaucoup s’acharnent à vouloir le dire. Si certaines révèlent une certaine mise en scène et une propagande discrète, d’autres sont de purs instantanés de scènes de rues où les détails ont leur importance, où ce qui est caché est aussi important que ce qui est montré, d’autres encore restent étranges ou difficiles à interpréter, à l’opposé des opinions politiques probables de Zucca. En aucun cas, elles ne peuvent être reçues que comme des images univoques que sont les images de propagande. La vraie question serait de se demander : que regardons-nous dans cette exposition, que voulons-nous y voir (ne pas y voir) ?

De la difficulté d’exposer la photographie

Tous les journalistes, politiques et bloggeurs se sont enflammés au gré des rebondissements liés à l’organisation de l’exposition, taxant les uns de faire œuvre de propagande en omettant de donner des grilles de lecture soit disant évidentes (la photo au service de la propagande) alors qu’elles ne le sont pas, tandis que les autres d’affirmer que le public est assez intelligent pour comprendre qu’une image doit être interprétée librement par chacun, avec sa propre culture. En bref, deux positions se sont âprement affrontées concernant le statut de l’image photographique et de son exposition au public.

Les organisateurs ont maintenu leur parti pris de justement ne pas en avoir par rapport aux images : les photographies n’ont pas besoin de commentaires autres que les références essentielles (auteur, lieu, date). Interviewé par TF1, le conservateur de la BHVP, Jean Dérens affirme : «Notre propos était de donner ces documents, qui sont des documents incontestables, bruts, non trafiqués et de laisser le public les interpréter ». Le conservateur rappelle que Zucca était connu pour avoir collaboré avec les nazis, et remarque : « S’il y a des visiteurs qui ne sont pas au courant de l’état de la France sous l’Occupation, c’est triste ; mais cela ne signifie pas qu’il faille tout réexpliquer à chaque fois» (Journal des Arts, artclair.com, 24/04/2008).

«Le rôle de la BHVP est de mettre à la disposition du public des documents sur l'histoire de Paris. Ces photos de Zucca étaient connues des historiens de l'Occupation (…) Nous ne sommes pas une institution pédagogique. Quand vous vendez L'Être et le Néant, vous ne vendez pas une notice avec » (Le Figaro, 22/04/2008).

Jean Baronnet, cinéaste, commissaire de l’exposition à qui l’on reproche de ne pas avoir consulté pour son projet, ni Françoise Denoyelle (historienne, auteur de la Photograhie d’actualité et de propagande sous le régime de Vichy) ni les auteurs concernés du premier projet Zucca (projet d’une exposition plus importante et complète sur Zucca mêlant clichés noir et blanc et en couleurs), affirme que "surinformer les visiteurs, c'est les prendre pour des imbéciles" (Le Monde, 24/4/08).

L’autre position, c’est celle de la Mairie de Paris, qui de façon un peu ridicule dans la surenchère, s’efforce de rattraper le manque de pédagogie initiale et par là même d’atténuer ces allégations exagérées qui suspectent la BHVP de faire du révisionnisme et d’entretenir une nostalgie pétainiste.

Ainsi, on perçoit que deux façons d'exposer la photographie s’affrontent. Pour les uns, les images se suffisent à elles mêmes, il faut les laisser parler, pour les autres, il faut aider à leur décryptage. « La position première s'inscrit dans une logique picturale, en voulant raccrocher la photographie au wagon des beaux-arts. Comme un tableau au mur, l'image doit conserver sa part de mystère et d'ambiguïté» (Le Monde, 26/04/2008). Mais cette position contemplative est de plus en plus écartée par les historiens de la photographie et par les responsables d'expositions. Car les images sont trop souvent orientées au gré des enjeux politiques, économiques et techniques.

Le Nouvel Obs du 17/4 relève que curieusement, « alors que 45 photos de Zucca appartenant à la même série ont été présentées en décembre 2007 dans le cadre de l'expo «Paris en couleurs» sans susciter le moindre remous, celles-ci provoquent la polémique ».

On voit bien que c’est le contexte et le titre de l’exposition qui posent problème. Paris en couleurs, c’est l’angle esthétique qui est mis en avant, Les Parisiens sous l’Occupation, c’est l’angle historique qui prime. Or, on attend de l’historien un projet lisible dans le choix des documents qu’il propose et organise. C’est bien ce projet qui est ici contesté. On ne peut vouloir présenter l’Occupation que par le seul angle de Zucca sans un minimum de réserve ou d’explications.

« Aucune exposition n’est objective. Avant d’être une présentation mise en scène, elle est précédée et soutenue par un discours, une idée. Dans le cas des «Parisiens sous l’Occupation», le moins qu’on puisse dire, c’est que le propos est trouble, et le discours, sous sa parure d’innocence plus ou moins inconsciente, contestable » (Libération, 21/04/08).

Il est certain qu’en raison même du contexte des prises de vues, la période tourmentée de l’Occupation et de la qualité du photographe Zucca, collaborateur, cette exposition « exigeait davantage de doigté que n’importe quelle autre exposition photographique » (Pierre Assouline, blog) et sûrement plusieurs clés d’entrée.

Mais il n’en reste pas moins qu’en cherchant à tout prix maintenant à éclaircir les intentions des organisateurs et à les dissocier de celles de Zucca, on en vient à plaquer des grilles de lecture qui sont loin d’être adéquates aux images présentées.




La photographie, un bon témoin historique ?

L’Express du 16 avril rappelle que si ces clichés nous dérangent tant, nous font ressentir un malaise, ce n’est pas uniquement qu’ils ont été présentés « sans pincettes », c’est aussi parce qu’ils se heurtent à notre culture iconographique de cette période de l’histoire.

D’abord, les années noires ont du mal à être vues en couleurs. La couleur plus descriptive et moins symbolique que le noir et blanc, nous rapproche étrangement de cette période, nous rendant les choses, les lieux et les gens plus présents et plus réels, abolissant la distanciation naturelle que nous avons par rapport aux images connues de cette époque.

Ensuite, que nous montrent ces images ? Des gens qui vaquent à leurs activités quotidiennes ou qui se divertissent en allant au cinéma ou à la pêche. Elles nous disent que la vie continuait et que parfois même, on cherchait à s’amuser.

« Mais surtout parce qu’ils nous confrontent à une capitale ensoleillée, aux terrasses bondées, où les bourreaux vert-de-gris semblent faire partie d’un paysage à la Prévert. Que ce « gai Paris » ait coexisté avec les rafles et les fusillés du mont Valérien est l’un des derniers tabous de notre mémoire collective ».

Ces clichés nous invitent à penser, au-delà du malaise suscité, au rapport que nous entretenons, individuellement et collectivement, à la collaboration et à la France de Vichy, celle qui a aidé l’Allemagne d’Hitler. Manifestement nous n’avons pas réglé de façon claire cette période et son héritage historique. Car enfin, ce que les photos de Zucca révèlent, ce n’est pas la présence glorieuse de l’occupant mais bien la petitesse et les faux semblants de cette vie sous la république de Vichy.

La polémique autour de cette exposition, ce pourrait être le résidu du "syndrome de Vichy" diagnostiqué par Henry Rousso, historien spécialiste de la période tout autant que de l’histoire de la mémoire de Vichy. Ce syndrome est l’ensemble de manifestations qui révèlent l'existence du traumatisme engendré par l'Occupation et manifeste la difficulté qu'a la France à assumer un passé connu, « un passé qui ne passe pas »

«L'insupportable avec "Vichy", ce n'est pas tant la collaboration ou le crime politique organisé que ce qui fut au fondement même de l'idéologie pétainiste et qui eut, un temps, les faveurs du plus grand nombre : la volonté de mettre un peuple tout entier hors de la guerre et le cours de l'histoire entre parenthèses » (Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas)

Vouloir mettre le cours de l’histoire entre parenthèse, c’est peut-être ce que fait Zucca avec ses photos et ce Paris « un peu vide mais serein, quasiment hors du temps. » (présentation du catalogue, Gallimard).

Le plus frappant chez Zucca, c’est bien ce Paris hors du temps. De nombreuses scènes sont indatables tant elles sont anodines et ne portent aucune marque de la période de l’Occupation. Elles pourraient illustrer les années 50, voire même les années 60 : les filles en maillots de bain deux pièces en train de bronzer sur les bords de Seine (Paris-Plage avant l’heure), des enfants qui jouent… Zucca choisit des scènes banales de rue ou de divertissement pour décrire une période où les évènements dramatiques à saisir ne manquaient pas. Mais c’est justement ce regard détourné de l’évènement qui finalement fait l’intérêt de ce photographe, « c’est le paradoxe d’une esthétique de la paix en temps de guerre… Une leçon magistrale de déni » (Michel Poivert, Vite Vu, blog de la société française de photographie, 24/04/08).

On peut déceler chez Zucca le parti pris de montrer le non-évènement, de le construire image après image et d’approcher une certaine ambiance qui finalement reste flottante, ambivalente. Car si certaines photos ne disent rien d’autre que ce non-évènement, d’autres échappent à ce projet et ne peuvent s’empêcher de trahir l’époque bien plus peut être que ne le souhaitait Zucca. Et l’ensemble produit cet effet d’entre deux ambigu.

Les photos de Zucca sont à l’inverse de bien des photos de reporters : elles ne montrent pas de fait dramatique, elles ne rapportent pas une scène et elles évitent toute émotion, tout message symbolique ou allégorique. Elles recherchent un effet de pris sur le vif, de l’instantané (alors que certaines ont sûrement été composées), elles n’enferment pas les sujets dans des compositions cadrées mais jouent souvent sur des hors champs actifs (les personnes traversent le champ et sont souvent coupées), laissant sous entendre que la scène est bien plus vaste que ce que le photographe nous montre. Mais lui justement choisit cet angle comme s’il laissait le hasard choisir et les personnes librement déambuler.

Très peu de personnages regardent en direction de l’objectif, ils sont souvent pris de dos, comme à leur insu ou s’adonnant à des activités absorbantes. On a en retour l’impression étrange que le photographe n’existe pas, qu’il est comme absent, tant il ya peu de signes de sa présence. Tant par ses cadrages qui ne cherchent rien de précis que par le peu de cas que font les photographiés de sa présence. Se cachait-il ? Les photographiés trop absorbés ne le remarquaient –ils pas ? Ou n’avaient-ils pas envie de le voir ? Cette absence de regards échangés entre photographiés, entre eux et avec le photographe, donne une impression d’absence, de fuite, d’évitement entre les personnes. C est peut-être cela que ces photos rendent compte le mieux, de cette espèce d’indifférence et de « complicité passive, avec ce que ces années noires pouvaient avoir d’inhumain » (Bruno Modica, www.clionautes.org, cf note).

Note :

Bruno Modica, agrégé d’histoire, propose et développe sur le site www.clionautes.org un ensemble de questions pour des élèves qui travailleraient à partir des images du catalogue de l’exposition, questions sur les transports, les petits métiers, le ravitaillement et la vie quotidienne sous l’Occupation puis « À l’aide des documents présentés et de vos connaissances, vous essaierez de présenter l’état d’esprit des parisiens pendant l’occupation en montrant la part de subjectivité liée au travail du photographe. »

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